Par Arne Vande Capelle et Emmanuel Cortés Garcia
INGÉNIEUR-ARCHITECTE, ARTISTE ET URBANISTE
Rotor, collectif belge pluridisciplinaire d’architectes et de chercheurs, a mis les flux de matériaux de construction au centre de son travail. Sa démarche attentive aux ressources, aux déchets et au réemploi, expose les enjeux de la déconstruction matérielle dans l’histoire récente de l’architecture. Alors que le réemploi revient au cœur des pratiques, il est aussi porteur de récits alternatifs en tant qu’il incite à des actions locales, circulaires et à petite échelle et qu’il permet de nouvelles alliances.
Au sens conceptuel le plus strict, l’économie circulaire assure un cycle sans fin de ressources réutilisables. Dans le secteur de la construction, ce concept s’articule souvent autour de la métaphore de la mine urbaine, qui envisage la ville comme une accumulation de matériaux précieux et d’éléments réutilisables, exploitable à la manière d’un gisement ou d’une ressource géologique.
Au sein de notre activité à Rotor et Rotor DC, nous sommes quotidiennement impliqués avec de multiples acteurs de la filière du réemploi.
Ce texte vise à démystifier la métaphore de l’urban mining, la mine urbaine, en examinant un ensemble de situations concrètes et en décrivant le cadre dans lequel le réemploi est actuellement pratiqué, puisque les deux principaux éléments de ce concept quelque peu romancé – la ville et la mine – doivent être envisagés de façon plus nuancée, de façon à pouvoir offrir une compréhension claire de l’économie circulaire.
Une brève histoire du réemploi dans la construction
Tout d’abord, les caractéristiques d’une mine urbaine diffèrent considérablement de celles des mines dans l’acception plus conventionnelle du terme. Contrairement aux réserves de matières premières géologiques, qui se trouvent concentrées par type de matériaux dans des zones circonscrites, la mine urbaine est par nature hétérogène et, jusqu’à présent, imprévisible, étant constituée d’une grande variété de matériaux différents présents en petites quantités à différents endroits. Les différentes catégories de matériaux de construction sont souvent très dispersées et, dans de nombreux cas, sont même possédées par différents types d’acteurs privés, ce qui rend l’exploitation d’une mine urbaine très différente de l’exploitation d’une mine géologique[1].
Il s’agit là d’une différence notable. En effet, le contexte économique actuel favorise largement l’exploitation minière ordinaire, avec de forts investissements permettant des rendements encore plus importants. L’exploitation minière urbaine, quant à elle, consiste inévitablement en un grand nombre de petits investissements aux rendements incertains. Les facteurs à l’origine de la situation actuelle sont rendus manifestes en comparant deux moments symboliques de l’histoire de la démolition : la démolition du Palais des Tuileries à Paris en 1882 et celle du Gillender Building à New York en 1910, qui ont eu lieu à seulement 28 ans d’intervalle[2].
Lors des grandes opérations de rénovation urbaine de Paris coordonnées par le baron Haussmann à l’époque de Napoléon III, un marché du réemploi animé se développe dans la ville. Sur ordre d’Haussmann lui-même, les matériaux récupérés lors des démolitions doivent être vendus aux enchères publiques. Des rapports archivés attestent encore du fait que ces éléments trouvent le chemin de toute une série de petites entreprises et d’artisans qui profitent directement de cette ressource bon marché. Au même moment les entreprises de déconstruction peuvent tirer profit de la vente des matériaux récupérés. Elles se livrent même à des enchères pour obtenir le droit de déconstruire des bâtiments.
Achille Picart est probablement le déconstructeur et le revendeur de matériaux de réemploi le plus remarquable et le plus actif à Paris à cette époque. En 1882, on lui commande la déconstruction des ruines du Palais des Tuileries au cœur de la ville, l’un des plus grands symboles restants de la monarchie. Le contrat spécifie un délai de démolition de six mois seulement, ce qui dissuade la plupart des concurrents de Picart de participer à l’appel d’offres et lui permet d’obtenir le contrat à très faible coût. En tant que spécialiste de la déconstruction, il peut mener à bien cette tâche immense dans un temps relativement court en mobilisant et en coordonnant une main-d’œuvre suffisante pour disséminer efficacement les pierres récupérées dans un flux continu auprès de son réseau de clients.
En 1910, Jacob Volk, autre acteur important de l’histoire de la démolition, se rend célèbre pour la déconstruction du Gillender Building à New York. S’élevant à 83 mètres, il s’agit non seulement du plus haut bâtiment jamais détruit, mais Volk y parvient également dans un délai étonnant de 45 jours. L’immeuble n’a que 12 ans, est entièrement fonctionnel et équipé des dernières technologies. Cependant, dans une ville en pleine expansion, il doit laisser place à un bâtiment plus grand et plus actuel. La démolition marque l’une des premières rencontres modernes avec le concept d’obsolescence[3] et, comme nous allons le démontrer, le début du déclin du réemploi comme pratique courante dans la construction.
Le secteur de la construction s’inscrit naturellement dans l’accélération et la mondialisation de l’économie. Au cours du 20e siècle, les pratiques de déconstruction disparaissent progressivement en raison de facteurs comme la pression immobilière croissante, qui transforme rapidement les bâtiments à démolir en chantiers coûteux. D’une part, l’augmentation constante du prix des terrains et des revenus locatifs rend les bénéfices de la revente des matériaux de récupération négligeables par rapport aux bénéfices des opérations immobilières. D’autre part, les impératifs de rendement accélèrent les temps de construction et de démolition, ne laissant pas le temps nécessaire à la dépose soigneuse des éléments. Cela entraîne une augmentation des coûts d’assurance en raison du nombre croissant d’accidents liés à la démolition, tandis qu’une hausse significative des salaires des ouvriers se produit à peu près au même moment.
Rassemblés, ces facteurs réduisent considérablement le temps qu’un travailleur peut consacrer économiquement à la récupération et au nettoyage d’un matériau sans que l’opération ne se transforme en perte financière. Si l’on ajoute à l’équation des paramètres tels que la mécanisation de la main-d’œuvre et la diversification continue des matériaux de construction, il est évident que l’organisation d’opérations de réemploi rentables devient extrêmement difficile et peu pratiquée.
Un article du New York Times de 1928 illustre la rapidité du déclin des pratiques de réutilisation. Il décrit comment les briques neuves encore chaudes à peine sorties des fours sont livrées sur les chantiers de construction. Les fours fonctionnent à plein régime pour répondre à l’augmentation soudaine de la demande de matériaux. Les fabricants de briques sont très surpris de devoir soudainement reprendre ce segment de marché, qui était jusqu’alors occupé par les revendeurs de matériaux de réemploi[4].
Les défis actuels du réemploi dans le secteur de la construction
Presque du jour au lendemain, le cadre économique qui avait rendu possible le réemploi des éléments de construction disparaît. Le secteur du bâtiment commence à évoluer, et se transforme encore aujourd’hui, sous l’effet de facteurs qui incitent à des niveaux de consommation toujours plus élevés. De nouveaux matériaux, fraîchement extraits, découpés et/ou fabriqués, sont introduits dans les processus de construction en quantités toujours plus importantes, année après année, ce qui finit par éloigner le secteur du bâtiment des spécificités des matériaux de réemploi.
Le désir d’introduire de nouveaux éléments sur le marché plus rapidement et en plus grandes quantités favorise le développement de nouveaux cadres juridiques, aboutissant à un secteur de la construction hautement codifié et bureaucratique. Le processus de construction est basé sur des tâches clairement définies assignées à différents acteurs, avec des documents formalisés pour servir de médiateur entre eux. Les instructions de l’architecte à propos d’un projet et l’utilisation des matériaux sont formulées dans des documents d’appel d’offres, déterminant une série d’obligations juridiquement contraignantes auxquelles l’entrepreneur souscrit en acceptant le projet.
Il existe de bonnes raisons à cette séparation des rôles entre l’architecte et l’entrepreneur, comme l’identification des responsabilités de chacun et la transparence des coûts de construction, mais le mode de production des bâtiments qui en résulte néglige souvent la manière dont les matériaux de réemploi sont traités.
Un revendeur de briques professionnel dispose d’un approvisionnement continu en briques, mais cela ne signifie pas que chaque type de brique soit toujours disponible. Celui-ci ne sera pas non plus en mesure de renseigner l’origine de l’argile avec laquelle les briques ont été fabriquées, ni les résultats exacts des tests concernant leur résistance à la pression au moment de la fabrication. Il sera toutefois capable de fournir le type de brique nécessaire à un projet spécifique, bien que ce type de processus continu, où l’identification du matériau influence la conception et réciproquement, soit très difficile à organiser et plus laborieux pour les parties impliquées.
En résulte la statistique suivante, qui est révélatrice : à l’heure actuelle, on estime que seulement 1 % des matériaux utilisés dans les constructions neuves sont issus de ressources récupérées[5]. De plus, ils se concentrent sur les quelques secteurs où le réemploi est encore courant, comme la construction d’entrepôts industriels, les aménagements paysagers et certains types de logements privés. Dans les grands projets de construction, le réemploi des matériaux est une pratique qui a été oubliée depuis longtemps.
Les succès actuels du réemploi dans le secteur de la construction
Les évolutions historiques décrites n’ont pas fait complètement disparaître la pratique du réemploi, mais l’ont réduite à des proportions de plus en plus faibles. Les entreprises encore actives dans ce secteur l’ont fait par le biais de la spécialisation. Soit elles ont identifié des types de matériaux issus de la récupération capables de rivaliser en termes de prix avec leurs équivalents neufs, soit elles se sont concentrées sur les matériaux qui génèrent une valeur ajoutée au-delà des aspects purement économiques, parce qu’ils possèdent par exemple une dimension culturelle ou historique.
Dans le cadre de ses missions, Rotor a porté son attention sur ces types d’entreprises et les documente sur son site, opalis.eu, depuis 2011. Ces opérateurs prouvent que le réemploi ne représente pas seulement un espoir pour l’avenir, mais qu’il existe des modèles économiques rentables et un large éventail de matériaux de réemploi avec lesquels travailler.
Même si les revendeurs ont dû passer par un processus progressif de spécialisation, la variété des profils d’entreprises et des matériaux récupérés reste remarquablement importante. On peut trouver des entrepreneurs qui ont commencé à stocker des tuiles en provenance de leurs chantiers de démolition dans la cour de leur bureau ; des marchands de parquets anciens de très haute qualité exposant leurs produits dans des showroom soignés ; et des revendeurs présentant des stocks semblables aux cavernes d’Ali Baba, remplis d’antiquités et de cheminées en marbre.
Rotor a rencontré des micro-entrepreneurs, ayant démarré leur activité, par exemple, à partir d’un hobby pour les carrelages anciens. Certains négociants ont sauté sur une opportunité de marché et se sont mis à vendre des portes issues d’entrepôts industriels ; tandis que d’autres entreprises familiales, existant depuis plusieurs générations, exploitent dans leurs cours des stocks considérables de matériaux, allant jusqu’à 30.000 m2 remplis de piles de pavés ou de tas de briques de 15 mètres de haut.
Ces entreprises ont un long parcours et une expérience certaine. Au fil des ans, elles ont construit de solides réseaux de fournisseurs spécialisés et savent exactement comment déconstruire et nettoyer certains matériaux facilement. Avant de commencer un chantier, un revendeur de briques peut estimer la quantité d’éléments qui seront perdus lors de la dépose, puis pendant le nettoyage, et à quels usages elles pourront être destinées par la suite. Souvent, les matériaux fournis par ces revendeurs sont accompagnés de nombreuses informations permettant d’estimer leur « aptitude au réemploi ».
Paradoxalement, les acteurs les plus orientés vers l’économie circulaire dans le domaine de la construction aujourd’hui sont aussi ceux qui font le moins de publicité à ce sujet. Après des décennies à essayer de chercher des solutions pour continuer d’exister tant bien que mal, leur marketing se consacre désormais à l’aspect unique de la patine de leur matériau et à l’histoire de leur acquisition. Ils mettent en avant la qualité supérieure de leur produit, issu de la déconstruction, par rapport à un produit neuf, ou le fait qu’il soit moins cher. Il leur arrive aussi se concentrer sur des projets privés à petite échelle qui offrent encore la possibilité d’une relation réciproque entre le matériau et le design. Les avantages écologiques de l’utilisation de matériaux de réemploi ont peu de viabilité économique dans le secteur de la construction (en tout cas pour le moment) .
En même temps, la fabrication et la pose des matériaux de construction a également évolué, sous l’influence des mêmes mécanismes qui ont réduit drastiquement les pratiques de réemploi. L’une comme l’autre sont devenus plus rapides et moins chères. Dans les années 1970, la plupart des carreaux étaient devenus si fins et si solidement collés au sol qu’ils ne pouvaient plus être récupérés sans casser. Quant aux briques, elles étaient posées avec du mortier de ciment plutôt qu’à la chaux, plus facile à travailler pendant la construction, mais rendant leur assemblage irréversible.
En outre, les prix de production de ces matériaux étaient devenus si bas que le réemploi de ces produits n’était – et n’est toujours – pas possible. Le secteur de la construction n’était donc plus intéressé par les matériaux de réemploi, limitant les acquisitions des revendeurs à des éléments de construction antérieurs à cette époque.
Fort heureusement, les premières exceptions à la règle ont commencé à voir le jour au début du 20e siècle. Les carreaux de sol rehaussés, les installations techniques, les luminaires suspendus et certains types de fenêtres sont au nombre des éléments produits à partir des années 1970 qui sont actuellement disponibles sur le marché du réemploi.
Bien que toutes les opportunités de valorisation économique n’aient pas encore été découvertes, l’offre des revendeurs de matériaux de réemploi reflète aujourd’hui plus ou moins ce que le secteur est capable de faire dans les limites d’une économie de marché compétitive. Tout bien considéré, c’est déjà beaucoup.
Inscrire le réemploi dans le contexte urbain
Il n’est pas nécessaire de changer de perspective pour analyser la dimension urbaine de la métaphore de la « mine urbaine ». Revenons au Paris du 19e siècle : situé dans le 12e arrondissement, non loin de la place de la Nation, l’entrepôt d’Achille Picart avait une présence très forte dans la ville. Son stock de pierres de réemploi, de ferronnerie et d’éléments décoratifs était clairement visible depuis la rue, et l’on pouvait entendre le bruit des outils et voir les ouvriers s’affairer à reconditionner les objets en passant à proximité.
Après avoir réussi à déconstruire le Palais des Tuileries en moins de six mois, Picart conserve l’un de ses frontons, celui dit « de l’Horloge », et l’utilise pour décorer la façade de son entrepôt. Cela renforce encore sa présence dans la ville.
On verrait difficilement des scènes similaires de nos jours. En raison de l’augmentation du prix du foncier, la plupart des revendeurs ont quitté les centre villes. Si certains d’entre eux ont encore un petit showroom dans le centre, les entrepôts font très rarement partie du tissu urbain.
D’après notre expérience, chez Rotor, rendre visite à un revendeur de matériaux de réemploi revient à prendre sa voiture et à se rendre dans une zone industrielle anonyme ou sur un terrain situé quelque part le long d’une route fréquentée entre deux villes.
Sur opalis.eu, le contenu de ces visites est restitué, illustré par des photographies de piles de fenêtres récupérées stockées à l’air libre dans un champ, de stocks de revendeurs organisés sous la forme de montagnes de pavés se disputant l’ensoleillement avec les arbres, ou bien de séries de carrelages ou d’antiquités architecturales exposées stratégiquement au bout d’un terrain, devant une route passante. Mais dans toutes ces situations, ces contextes sont davantage le reflet des périphéries, voire de la campagne, que du tissu urbain. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont absents. La mine urbaine ne serait rien sans leur capacité de stockage et de préparation.
Même si celle-ci peut sembler anecdotique, la déconnexion entre la ville et le revendeur de matériaux va au-delà de cette coupure géographique. Bien que l’ampleur de ce phénomène soit difficile à évaluer, il n’est pas rare que des revendeurs, en Belgique, vendent des matériaux de réemploi à des clients en Australie, en Amérique, en Russie et dans d’autres parties du monde.
Ces clients sont à la recherche de matériaux belges authentiques pour meubler, par exemple, un bar de style belge, ou alors pour que leur terrasse ou leur cuisine se distingue de celle de leurs voisins. Comme les coûts de transport mondiaux sont rarement un problème pour les clients qui cherchent à ajouter un label « authentique » ou « écologique » à leur projet, il existe une séparation nette entre les matériaux d’origine locale et le marché désormais mondial.
Rotor DC reçoit souvent des demandes d’expédition internationale de matériaux qui circulaient auparavant dans un rayon très restreint – une tendance qui a augmenté de manière spectaculaire après l’ouverture de la boutique en ligne en 2017. Par l’intermédiaire d’Internet, les récupérateurs font désormais partie d’un monde hautement globalisé, au même titre que les fabricants de nouveaux produits.
Aujourd’hui, le fronton du Palais de Tuileries serait probablement commercialisé en ligne, avec la possibilité d’être expédié dans le monde entier. Non seulement les matériaux européens d’origine locale sont vendus à travers le monde, mais des matériaux en provenance du monde entier sont vendus en Europe, ou plus généralement, en Occident.
Parfois, ces opérations ne sont rien moins que cyniques et exploitent les rouages du néolibéralisme mondialisé. Dans les années 1990, le New York Times a publié un article sur une entreprise active dans la revalorisation du bois récupéré en Asie pour le marché américain. La demande pour ce type de bois « sans culpabilité » a explosé si rapidement qu’elle est devenue une dynamique de marché, incitant au démantèlement des maisons asiatiques existantes qui étaient encore utilisées et perturbant considérablement les économies locales[6].
« Scalabilité »
La complexité du réemploi soulève des questions intéressantes sur le fonctionnement du secteur de l’économie matérielle actuelle et des normes dont il dépend. Comme nous l’avons décrit, les matériaux récupérés sont souvent très différents de ce à quoi l’industrie de la construction actuelle est habituée.
Ils exigent un processus de conception plus interactif, où les matériaux et la conception s’influencent mutuellement, nécessitent de consacrer un temps spécifique à l’élaboration de solutions propres au projet mené, demandent de développer des méthodes adéquates pour évaluer leur aptitude au réemploi et enfin de prendre des marges de manœuvre suffisantes. Les matériaux récupérés sont « non-scalables », c’est-à-dire qu’ils ne permettent pas souvent une extension facile de leur utilisation à plusieurs échelles[7].
De même, la préparation des matériaux de réemploi reste une tâche essentiellement manuelle et très variable. Cette préparation est, dans de nombreux cas, très différente de celle d’une chaîne de montage industrielle du milieu du 20e siècle. Elle constitue la véritable essence du travail d’un revendeur, peut comprendre aussi bien le nettoyage de briques que la réfection d’un parquet ou de poutres en bois en vue de leur réinstallation, le démontage et le nettoyage de radiateurs, ou encore la déconstruction de différents types de cloisons au 20e étage d’un immeuble de bureaux, avant de les transporter vers un camion qui attend dans une rue passante.
Comme chaque bâtiment et chaque lot de matériaux installés est différent, et souvent relativement restreint, la majorité des tâches liées au réemploi exige un niveau important de connaissances, d’autonomie, de flexibilité et une bonne compréhension des outils et des méthodes utilisés[8].
Jusqu’à présent, cela signifiait que le réemploi constituait un travail local. Pour une majorité de revendeurs, l’ensemble des opérations liés à la préparation est effectué en interne ou sous-traité à proximité. La logistique et les connaissances matérielles nécessaires à la réalisation de toutes les opérations de réemploi et de réutilisation font que les revendeurs de matériaux sont principalement de petites et moyennes entreprises, généralement familiales, qui emploient leur troisième ou quatrième génération de salariés. Peu d’entre elles se sont développées au-delà. En tant que partie intégrante de notre économie matérielle, ce type d’entreprises pourrait constituer une alternative intéressante à notre culture entrepreneuriale contemporaine.
Perspectives et avenir du réemploi
Mais nous nous trouvons à un point de bascule. Comme dans d’autres domaines économiques, les petites et moyennes entreprises disparaissent lentement[9]. Leurs propriétaires ont du mal à trouver des successeurs. Une part considérable des revendeurs de produits de réemploi est actuellement dirigée par des personnes qui ont dépassé la cinquantaine. Certaines entreprises ont commencé à liquider une partie de leur stock après des années de déclin, et d’autres cessent tout simplement d’exister, sans que de nouveaux commerçants ne les remplacent. Il est toutefois intéressant de noter que, parallèlement à cette érosion du secteur du réemploi, l’intérêt pour l’économie circulaire et les matériaux récupérés augmente considérablement à l’heure actuelle. Toutefois, l’augmentation de la demande en matériaux de réemploi qui serait nécessaire pour la relance secteur n’est pas visible.
D’où la question suivante : quel type d’économie circulaire encourage-t-on actuellement, et est-ce un modèle souhaitable
Car ce qui rend le réemploi intéressant pour Rotor est exactement ce qui le rend difficile dans le contexte actuel du secteur de la construction. Nous pourrions envisager la circularité comme un moyen de redécouvrir des pratiques et des récits alternatifs. Cela pourrait passer, tout d’abord, par la reconnaissance des qualités actuelles du marché du réemploi, par exemple le fait que celui-ci fait travailler une main d’œuvre locale et non aliénée, dans des entreprises à petite échelle, souvent organisées autour des besoins des travailleurs. Ces qualités sont essentielles pour travailler vers un avenir véritablement durable, et pas seulement à un niveau métabolique.
Plutôt que de façonner le réemploi uniquement pour les besoins du monde de la construction contemporaine, repenser ces besoins en fonction des spécificités du travail impliquant du réemploi de matériaux est une partie tout aussi importante de l’équation. Si nous y parvenons, des opportunités inexplorées se révèleront probablement : divers types de matériaux pourraient être récupérés et/ou nettoyés plus efficacement, de nouvelles catégories d’éléments contemporains aujourd’hui encore délaissés pourraient être remis en circuit, les relations entre entrepreneurs et revendeurs pourraient être rétablies, et des méthodes réversibles de pose pourraient à nouveau être appliquées.
Au milieu des réalités de notre monde actuel qui se multiplient à l’infini, un regard attentif pourrait être le guide dont nous avons besoin pour former de nouvelles alliances, peut-être contre-intuitives, et réintroduire une partie de la logique d’Achille Picart dans le monde de la construction de Jacob Volk.
traduit de l’anglais par Elise Hutereau avec le soutien de Victor Meesters
Cet article a été rédigé dans le cadre du projet Interreg ENO FCRBE et financé par celui-ci.
Le texte a précédemment été publié en allemand dans : Heisel, F., & Hebel, D. (Red.). (2021). Urban Mining und kreislaufgerechtes Bauen : Die Stadt als Rohstofflager. Fraunhofer IRB Verlag.
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